Mon approche du Live Looping

Alors que je me trouve aux USA pour jouer dans 2 festivals dédiés aux Live Looping : Y2K17 PVD Loopfest et Y2K17 international live looping festival Santa Cruz, il me semble intéressant de faire un point sur mon approche de la boucle.

Je constate que mon approche de la boucle est un peu particulière et le dispositif que j’utilise découle peut-être de cette vision particulière. Ou alors, est-ce mon dispositif, en l’occurrence Logelloop qui m’a emmené à avoir une approche particulière de la boucle? Il s’agit probablement un peu des deux, mais la musique que je voulais faire a beaucoup influencé la conception de Logelloop.

 

La sculpture sonore :

Il y a 30 ans, je ne jouais qu’acoustique et je n’utilisais pas d’outils électroniques. Parfois à l’étroit dans ce monde instrumental un peu contraignant, mais sans être intéressé par les synthétiseurs, j’aspirais à utiliser des machines pour avoir accès à une nouvelle technique d’écriture de la musique qui serait plus proche de la sculpture du son. Cela était d’ailleurs probablement lié au fait que mon premier métier était technicien du son.

La première expérience vraiment importante dans ce domaine est la création de la bande sonore de l’exposition « Loup y-es-tu? » de Peter K. Alfaenger en 1995. Je travaillais alors au Carré Magique, le théâtre de Lannion et je devais utiliser les outils à ma disposition pour réaliser cette bande sonore, soit : 2 multieffets numériques (reverb, delay, pitch, etc.), 3 magnétophones Revox B77 à bande et une console analogique. À cela, je pouvais ajouter mon propre magnétophone DAT de studio.

C’est donc tout naturellement que j’ai commencé à utiliser les B77 pour faire des bases sonores tournant en boucles et le DAT en enregistreur du mix final. Je n’ai malheureusement pas de photos de ces installations, mais je dois avouer que c’était plutôt cocasse de voir ces grandes boucles de bandes dans le hall du théâtre. Des pieds de micros répartis un peu partout jouaient le rôle de tendeurs! Je travaillais « à l’ancienne », en enregistrant l’ambiance sur une bande, en coupant et collant pour faire une boucle dont on entendrait le moins possible les points d’entrée et de sortie.

Là se trouvait le fondemander de mon travail du son pour les 30 prochaines années. Je « bricolais », en attendant l’arrivée des outils numériques. C’est en 1996 que j’ai pris possession de mon premier banc de montage de son sur ordinateur et en 1999 la première version de MAX/MSP me permettait de faire les patchs d’enregistrement et de transformation du son en temps réel.

À partir de l’arrivée de ces nouveaux outils, je commençais à envisager le travail du son différemment et à approcher, à ma manière, la musique électroacoustique.

Extrait sonore de « Loup y es-tu? ». Ces sons sont le résultat de plusieurs superposition de boucles sur bandes.

 

La spatialisation du son :

C’est aussi dans les années 90, toujours au Carré Magique, que je commençais à utiliser la multidiffusion dans les créations sonores pour lesquelles on me sollicitait. Le spectacle « Le chant des pierres dans l’eau« , une création de Jean-Marie Machado pour 15 pianos et un choeur est la création qui m’a permis de mettre au point des principes de spatialisation du son que j’utilise encore aujourd’hui. J’avais fait le choix de l’hexaphonie pour la sonorisation de cette pièce.

Plus tard, lorsque j’ai composé la musique du Spectacle « Un certain endroit du ventre » de Chloé Moglia et Mélissa Von Vepi, j’utilisais un dispositif en Octophonie. Après ces deux expériences, j’ai considéré la multidiffusion comme un outil de composition à part entière.

 

La boucle en temps réel :

Au départ, je n’étais pas vraiment intéressé par le Live Looping.

C’est Michel Aumont, le clarinettiste, qui en me sollicitant pour sonoriser son premier solo « Souffles en boucles » me faisait rentrer dans le monde du Live Looping! En effet, ne voyant pas comment sonoriser un concert solo de clarinette et de boucles sans utiliser la spatialisation du son, il me fallait trouver le looper permettant l’enregistrement en temps réel de boucles sur des pistes séparées ce qui permettrait ensuite de les traiter indépendamment l’une de l’autre. Nous étions en 2002 et cet outil n’existait pas. Je commençais donc à fabriquer, sans avoir conscience du travail que cela représentait, un looper multipiste : Logelloop. Dans cette aventure, j’ai très vite été rejoint par Christophe Baratay qui a apporté son immense savoir-faire. Mais, si l’idée de fabriquer un looper m’intéressait beaucoup, je ne croyais pas en avoir personnellement l’utilité.

 

Le Live Looping dans OstinatO :

Ce n’est qu’en 2005, avec le projet OstinatO, dont l’idée de départ était de travailler le son en temps réel que Logelloop a commencé à prendre une place importante dans mon travail. Dans OstinatO, la boucle est un outil. Nous faisons des boucles qui nous servent à transformer le son, le déformer, le spatialiser. Le plus souvent, nous utilisons de la synthèse granulaire, ou d’autres effets, plutôt que l’habituel Live Looping. Mais il faut bien reconnaître que le seul moyen de pouvoir transformer le son en temps réel est d’abord de l’enregistrer… Et comment mieux enregistrer du son en temps réel qu’en faisant une boucle!

La boucle peut être un simple délai ou la mémorisation de son dans une mémoire. La condition pour parler de Live Looping est simplement que ça soit fait en temps réel!

 

Toco la Toccata, un premier solo pour bandonéon et Logelloop

Cela faisait un moment que je me disais qu’il serait intéressant d’écrire une pièce pour bandonéon et Logelloop lorsqu’Emmanuel Reveneau m’a invité à la seconde édition du Paris Loop Jubilee. Cette invitation a été l’élément déterminant dans l’écriture de Toco la Toccata! L’enjeu était cette fois de réellement faire du Live Looping!

Je dois vous dire un secret : je déteste les boucles! Ou plutôt, je déteste enregistrer 4 notes au début d’un morceau et laisser tourner ces notes en boucle pendant tout le morceau. Cela m’a amené à beaucoup utiliser le Slicer de Logelloop qui permet de découper, déjouer, déstructurer les boucles que j’enregistre. Et cela, à un tel point qu’elles en deviennent parfois totalement méconnaissables!

Je constate également que je n’aime pas particulièrement le moment où le musicien enregistre la boucle. Disons que ce que je n’aime pas est l’impression que l’on a parfois que le musicien joue pour la machine et non pour le public qui est en face de lui. J’en ai déduit deux choses qui étaient fondamentales dans l’écriture de Toco la Toccata :

1 – Chaque note jouée sur l’instrument acoustique à une fonction musicale immédiate et est jouée pour le public. Le fait d’enregistrer une boucle ne doit pas parasiter l’interprétation de la musique.

Pour satisfaire le premier point, il faut simplement de la concentration, la base en fait!

2 – Le concert ne doit pas être conçu comme suit : enregistrement de la boucle, interprétation du morceau sur la boucle, Effacement de la boucle, enregistrement d’une nouvelle boucle, etc. Autrement dit, idéalement, les boucles servent elles-mêmes à nourrir d’autres boucles qui se superposent aux premières boucles. Et puis le musicien joue sur ce tapis de son, en profitant parfois de ce support pour jouer et enregistrer ce qui sera la boucle de base du prochain morceau.

Pour résoudre le second point, il faut un système permettant d’avoir plusieurs loopers et de diriger les sons d’un looper vers l’autre. C’est le cas de Logelloop! Pour Toco la Toccata, j’utilise actuellement le looper principal qui autorise jusqu’à 10 pistes de boucles synchrones, un BabyLooper qui enregistre les sorties du looper principal sur deux nouvelles pistes asynchrones. Puis j’utilise deux Loopers en insert. Ce Looper en insert est un nouvel outil qui permet d’enregistrer des boucles stéréo de manière synchrone ou asynchrone. J’ai donc désormais jusqu’à 4 loopers en interaction pendant le concert…

 

Du Time lag Accumulator à Logelloop!

Le Time Lag Accumulator est le système mis au point par un ingénieur de radio France (dont l’histoire n’a malheureusement pas retenu le nom) pour Terry Riley en 1963. Le système est basé sur un magnétophone qui enregistre en permanence et un second magnétophone qui lit le son. L’écart entre les deux magnétophones fixe la durée du délai. Il n’est pas ici précisément question de boucle, mais c’est pourtant la première expérience connue de mise en boucle du son.

Dans les loopers modernes, on peut utiliser le délai numérique pour obtenir cet effet, mais on peut également faire une boucle et utiliser l’overdub (on enregistre par dessus ce qui est déjà enregistré dans la boucle) avec un taux d’effacement qui indique le nombre de superpositions qu’il faut pour qu’un son enregistré ne soit plus audible. Nous ne sommes pas très loin de la technique utilisée pour le Time Lag Accumulator, si ce n’est qu’il s’agit ici d’une boucle (la durée du délai étant fixée par la longueur de la boucle) et que l’on peut alors superposer plusieurs sons de manière à créer des harmonies ou dissonances entre les différentes couches.

Non content d’enregistrer des boucles en perpétuel renouvellement, je peux simultanément actionner le Slicer et déconstruire la boucle qui s’enregistre et se joue! Les sons peuvent alors être lus en avant, en arrière, à différentes hauteurs et ces réglages peuvent changer à chaque temps de la mesure grâce au Slicer.

À cet effet de boucle en perpétuel enregistrement et déconstruite par le Slicer, j’ajoute un second effet que j’appelle AutoLooper. Ce système consiste à enregistrer la sortie de la boucle en alternance dans deux autres loopers. C’est une macro (Logelloop comporte un système de scripts qui permet de tout contrôler à partir de lignes de commandes) qui pilote ce dispositif dont le principe est le suivant : pendant une mesure l’un des loopers enregistre et l’autre lit, à la mesure suivante, c’est l’inverse. On peut bien sûr régler ces deux loopers de telle sorte que les sons de leur boucle soient interprétés à une hauteur et une vitesse différente de ce qui a été enregistré, ce qui permet d’ajouter une rythmique et une texture supplémentaire.

Voilà mon Time Lag Accumulator!

Voici un exemple d’utilisation de l’enregistrement Overdub de Cycle dans Logelloop en conjonction avec le Slicer et deux loopers automatisés.

 

Granulaterre, la synthèse granulaire

J’utilise également beaucoup de synthèse granulaire dans l’écriture de ma musique. J’aime particulièrement ce procédé qui permet de bloquer un son pour ensuite l’étirer, l’épaissir, le contraindre… Le son produit par la synthèse granulaire à ceci de différent par rapport à la synthèse sonore habituelle qu’il est organique puisqu’il provient de l’enregistrement d’un échantillon et dans mon cas, le son originel est celui du bandonéon. On n’est plus très loin de ce que je voulais faire 30 ans plus tôt lorsque je rêvais de sculpture du son!

Ci-dessous « Bonne nuit », un morceau de Toco la Toccata utilisant la synthèse granulaire de Granulaterre

 

Leap Motion

Un autre point qui peut parfois déstabiliser le public qui écoute un concert de musique électronique, c’est l’absence de relation visible entre le geste de l’artiste et les sons produits. Et d’un autre point de vue, l’artiste en scène n’a que deux mains et ne peux donc à la fois actionner la dizaine de boutons qui est parfois nécessaire à produire l’effet recherché. J’ai essayé plusieurs systèmes de captation du mouvement. Celui qui m’a semblé le plus convaincant est le Leap Motion.

J’ai donc consacré du temps (avec l’aide de Lucas Pizzini) à l’intégration du Leap Motion dans Logelloop. Analyser les comportements des mains avec un tel outil est relativement simple, convertir ces mouvements en événements musicaux pertinents est une autre histoire!

En reliant le Leap à Logelloop par une macro, je peux donc précisément affecter un mouvement de main à une fonction : envoi vers un effet, action sur le filtrage du son, action sur le volume, etc.

 

Ci-dessous un exemple d’utilisation du Leap Motion avec Logelloop

 

Avec ce nouveau système, je peux enfin mettre les mains dans le son, le palper, l’étirer comme s’il était une matière!

Voilà qui change radicalement mon rapport à la musique électronique et lui donne un aspect visuel.

 

Conclusion

Cet article est un peu long et vous ne serez probablement pas très nombreux à le lire entièrement. Quoi qu’il en soit, j’espère qu’il vous éclairera sur mon approche du Live Looping. Il vous donnera peut-être également des pistes de recherche si vous êtes musicien et que vous tentez de construire un langage avec un ou plusieurs loopers… Si c’est le cas, je vous encourage vivement à jeter un œil sur Logelloop!

 

Voir aussi :

Page Wikipédia en français dédiée à la boucle : Boucle (musique)  

Trois vidéos dans lesquelles Emmanuel Reveneau relate l’histoire du Live Looping   (en bas de page)

Un groupe FaceBook est consacré à l’histoire du Live Looping

L’histoire du Live Looping par Geoff Smith sur Livelooping.org

Un document très détaillé sur  l’histoire de la boucle sur Looper’s Delight (on y parle de Robert Fripp et Brian Eno)

Une très belle présentation interactive sur le sujet : Generative music and Systems sur Teropa

 

Le CD OstinatO est disponible en CD ou version dématérialisée, pour vous le procurer, vous pouvez utiliser les liens ci-dessous :

 

7 Comments

  1. Excellent !
    il y a une portée à la fois , comment dire ? …mystique et scientifique dans ta quête!
    Bravo bravo bravo
    Have a nice journey in California
    Thomas

  2. nico méheust

    Salut Philippe,
    Merci pour cet article bien intéressant !
    J’ai bien halluciné sur le leapmotion !!!! je suis curieux de te voir à l’oeuvre en vrai !
    Au plaisir,
    nico

  3. analyse et explication très intéressante de ta démarche Philippe !

  4. Jacques-Yves

    Long? Surtout fort intéressant! pour avoir suivi activement ce parcours depuis trente ans! Carré Magique, Souffle en Boucle , Un certain endroit du ventre, j’ai hâte de voir les 30 prochaines années

    • admin-p-ollivier

      Merci Jacques-Yves! Bon sang, j’espère avoir encore trente années devant pour continuer la recherche sur ce terrain! C’est intéressant que tu le présentes comme cela, car j’ai effectivement l’impression d’être à un endroit charnière dans ce parcours. Et j’espère que ce qui va venir ces prochaines années sera pertinent et utile… À suivre.

  5. Karim

    Énorme !
    Merci de partager vos découvertes !
    Surtout le concept de loops non répétitives 🙂

  6. Merci pour ce partage généreux !
    De mon côté je travaille le mouvement de marionnette motorisée et gestion des mouvements en loop par maxmsp… approche similaire, sauf qu’à la place de son, je compose des mouvements que je mets en boucle en les confrontant à une danseuse ou musicienne en performances.
    Je n’ai pas encore trouvé mon graal, car en soi je déteste la motorisation – et pourtant elle m’offre les mains qui me manquent au jeu des fils ! La transposition d’un mouvement « à la main » – entre ultra subtile et radicalement agressive, changement de choix de prendre tel ou tel fil ou au contraire une poignée, mouvements multiples s’influençant mutuellement…
    bref tout ce qu’on fait intuitivement d’habitude… cette transposition vers la quantification en chiffres etc… ça ralentit…
    Pour l’instant le travail d’un mouvement me prend beaucoup (trop) de temps, l’intervention par double joysticks est encore bien au-dessus de ce que les boucles permettent, mais je sens bien l’outil puissant qui se cache derrière maxmsp…

    Ton partage me touche beaucoup, car je m’y retrouve dans ce processus qui date dans les années 70… je pense on a de la chance de connaître cette époque et la basculer vers le 21.siècle.

    Bonne suite à tes travaux !
    Padrut

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